Il y a trois ans, jour pour jour, un homme était arraché au peu de protection qu’il lui restait. Le 24 mars 2022, à Valence, en Espagne, Mohamed Azzouz Benhlima, 30 ans, ancien caporal de l’armée algérienne, militant du Hirak et réfugié politique en attente de protection, était expulsé vers l’Algérie. Quelques minutes avant son embarquement forcé, ses avocats n’avaient pas été avertis. Aucun juge n’avait statué sur son expulsion. Le Comité contre la torture des Nations Unies, saisi en urgence, n’avait pas eu le temps d’intervenir. L’avion de la compagnie Iberia avait été affrété spécialement pour lui. Il n’y avait pas de ligne directe entre Valence et Alger, mais ce jour-là, tout avait été organisé pour qu’il disparaisse discrètement.
Ce n’est pourtant pas dans les rues de Valence que commence cette histoire.
Elle commence bien avant, dans une caserne de l’armée algérienne. Mohamed Azzouz Benhlima est alors caporal. Il est jeune, loyal, et croit encore que servir son pays peut se faire sans courber l’échine. Mais il observe. Il comprend vite. Et quand la rue gronde un 22 février 2019, il rejoint le mouvement du Hirak et marche aux côtés des citoyens algériens.
Mais très vite, il comprend que dans l’institution militaire, cet engagement est perçu d’un très mauvais œil et il devient une cible.
Il fuit l’Algérie à bord d’un avion avec un visa en poche et se réfugie en Espagne, où il dépose une demande d’asile. Là-bas, Il commence à publier des vidéos, à prendre la parole sur les réseaux sociaux, à dénoncer ce que beaucoup savaient mais n’osaient dire. Il devient l’une des figures du Hirak à l’étranger, et s’engage également au sein d’Amnesty International Espagne. Il croise le chemin d’un autre exilé, Mohamed Abdellah, ancien gendarme algérien, avec qui il partage un même idéal, une même foi en la justice, et bientôt, le même sort.
Mais le sol espagnol se dérobe. L’étau se resserre, lentement, dangereusement. L’expulsion de Mohamed Abdellah, en août 2021, est un choc. Il comprend qu’il est probablement le prochain.
Benhlima quitte alors l’Espagne, sans prévenir son entourage. Il passe la frontière discrètement et arrive en France, où il dépose une nouvelle demande d’asile. Mais le Règlement Dublin le rattrape : un mécanisme européen qui permet à un État membre de renvoyer un demandeur d’asile vers le premier pays où il est entré, ici l’Espagne.
Ce règlement, purement administratif, devient un piège. Il est arrêté, puis placé sous contrôle judiciaire, mesure rarissime et injustifiée pour un demandeur d’asile. Son avocat dépose des recours, mais rien n’y fait.
Benhlima se sent traqué, exposé. D’autant que c’est depuis la France qu’il publie les vidéos explosives de Guermit Bounouira, l’ancien secrétaire particulier du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah. Ces enregistrements, sortis clandestinement de la prison militaire de Blida, accusent des généraux de crimes, de corruption, de manipulations internes. Les avoir rendues publiques, c’était franchir une ligne rouge. Il le savait.
Il sent que quelque chose ne tourne pas rond. Il n’a confiance en personne. Certains conflits au sein de la diaspora l’isolent davantage. Il se brouille avec un autre youtubeur algérien en exil, et des rumeurs commencent à circuler. Aurait-il été dénoncé ? Rien n’est prouvé, mais pour Benhlima, le doute est une douleur de plus.
Cerné, désespéré, il prend une décision irréversible. Il décide alors de fuir de nouveau. Un proche lui remet un faux passeport, avec lequel il tente de rejoindre l’Irlande en passant par le Portugal. Mais à l’aéroport, il est arrêté : le document est volé, et signalé à Interpol. Il est interrogé, puis relâché. Quelques mois plus tard, ce même proche, revenu en Algérie, est brièvement arrêté, placé en détention, puis relâché sans charges. Ce déroulement trouble ne manque pas de susciter des doutes : était-ce un geste de solidarité, ou autre chose ? L’avenir laissera peut-être apparaître ses vérités.
Toujours sous pression, Benhlima accepte qu’un ami vienne le chercher au Portugal pour le ramener en France… en traversant l’Espagne. Mais à peine entré sur le sol espagnol, il est arrêté à Saragosse, puis transféré au centre de rétention de Valence. C’est là que la mécanique s’emballe. Le Comité contre la torture des Nations Unies a été saisi, mais les autorités espagnoles ne laissent pas le temps à la procédure de suivre son cours. Quelques jours après son arrestation, sans prévenir ses avocats, les autorités lui notifient son expulsion. Un avion Iberia, sans ligne commerciale entre Valence et Alger, est mis à disposition. Le 24 mars 2022, il est remis aux autorités algériennes.
Ce 24 mars 2022, Mohamed Azzouz Benhlima est remis aux mains du régime algérien. Dès son arrivée, il est détenu dans des lieux inconnus, maintenu au secret, sans contact avec l’extérieur. Quelques semaines après son retour forcé, sept vidéos sont diffusées sur la chaine nationale aux heures de grande écoute. On y voit Benhlima, visiblement affaibli, contraint à faire des aveux, à dénoncer d’autres militants, à renier son engagement. Ce qu’il avait prévu. Car juste avant son expulsion, il avait pris soin d’enregistrer une vidéo de mise en garde : il y disait que s’il apparaissait un jour à la télévision nationale algérienne, ce serait sous la contrainte, après torture.
Il est ensuite transféré à la prison militaire de Blida, puis présenté devant différents tribunaux, à Koléa ou Bir Mourad Raïs, où il dénonce les actes de torture qu’il a subis : violences physiques, menaces, abus sexuels, isolement prolongé. Il parle, une fois encore, mais personne ne l’écoute. Aucune enquête n’est ouverte. Il est condamné dans plusieurs procès à des peines lourdes, souvent sur la base de simples vidéos ou d’opinions exprimées publiquement.
Depuis ce jour, Benhlima reste détenu arbitrairement. Ses conditions de détention exactes ne sont pas connues. Il n’a jamais bénéficié d’un procès équitable. Les chefs d’accusation sont flous, politiques, souvent les mêmes qu’on assène à tous les opposants : “atteinte à la sûreté de l’État”, “propagation de fausses informations”, “appartenance à une organisation terroriste”. Il a parlé, et on veut le faire payer pour ça.
Face à cette injustice, l’Association Mohamed Abdellah a joué un rôle essentiel. Elle a pris en charge la coordination juridique de sa défense et de ses recours. En Espagne, plusieurs plaintes ont été déposées par ses avocats pour contester la légalité de son expulsion, menée dans des conditions contraires au droit national et international, notamment à la Convention contre la torture, sachant qu’il avait été condamné à mort alors même qu’il se trouvait sur le sol espagnol. Après épuisement des voies de recours internes, une saisine de la Cour européenne des droits de l’homme est envisagée.
En parallèle, Amnesty International Espagne s’est fortement mobilisée. Chaque premier mercredi du mois, une manifestation est organisée à Bilbao, devant le palais du gouvernement, pour rappeler au pouvoir espagnol que Benhlima n’est pas oublié, et que son expulsion reste une faute politique majeure.
Ce 24 mars, trois ans après, il serait facile de conclure que tout est perdu. Mais ce serait trahir ce que Benhlima incarne. Comme Mohamed Abdellah, avec qui il partage aujourd’hui le même lieu de détention à Blida, il n’a jamais cessé de croire en ce qu’il défendait. Ils ont été expulsés, torturés, salis, emprisonnés. Mais ils restent debout. Ce qu’ils ont semé, en prenant la parole, ne s’efface pas.
Benhlima est un homme brisé physiquement, mais pas effacé. Son courage, sa lucidité face à ce qui l’attendait, sa volonté de transmettre un dernier message au monde libre avant d’être réduit au silence, tout cela est intact, et doit le rester dans nos mémoires. Il est de ceux qu’on ne protège pas assez, qu’on oublie trop vite, mais qui continuent, dans l’ombre, à porter l’espoir d’un pays meilleur.
Trois ans après, nous avons le devoir de redire son nom, de défendre son droit à la justice, et de garder sa parole vivante.
Mohamed Azzouz Benhlima n’est pas un fugitif. Il est un témoin. Un homme que l’on a tenté de faire taire. Et qu’on doit aujourd’hui écouter à nouveau